Nous avons reçu ce témoignage poignant de notre ami Denis Ducatel, traducteur et éditeur suisse, aujourd’hui bénévole pour une organisation humanitaire française. Nous le transmettons tel quel. (SD)
Pâques en Syrie
Volontaire de SOS chrétiens d’Orient en Syrie depuis février, je m’apprête à passer les fêtes pascales dans une petite ville du gouvernorat de Damas. L’association y a réservé un centre de vacances pour les volontaires des cinq antennes de SOS en Syrie.
Il est trois heures du matin à Alep. Nos chauffeurs ont oublié le changement d’heure intervenu durant la nuit et se présenteront devant la porte avec une heure de retard. Mes cinq coéquipiers et moi-même montons à bord des deux véhicules qui rouleront pendant six heures à tombeau ouvert en direction de Maaloula, village chrétien assailli et martyrisé par les djihadistes d’Al Nosra en 2013 et repris quelques mois plus tard par l’armée régulière.

Notre chauffeur traverse rapidement les faubourgs d’Alep, longeant l’ancienne ligne de front séparant Alep-ouest d’Alep-est. A cette heure de la nuit, la suite ininterrompue d’immeubles effondrés et de murs éventrés sur des kilomètres ne nous fournira aucune preuve de présence humaine. La libération d’Alep n’a pas encore signé la résurrection de cette cité antique.
Dès la sortie de la ville, le chauffeur bifurque vers l’est pour éviter la poche terroriste d’Idlib. Nous retrouverons la route de Damas cinquante kilomètres plus au sud. Je sais trop bien ce qui m’attend sur les centaines de kilomètres de cette route nord-sud: un paysage apocalyptique; les hameaux, bourgades, villages et villes qui se succèdent ne sont qu’une plaie. Mon imaginaire hésite entre Dresde et Oradour. La route partiellement refaite et les nouvelles lignes électriques donnent un instant l’illusion que la vie a repris ses droits. Je n’y vois qu’une volonté de survivre, de résister à la tentation du désespoir. Impossible de détourner les yeux de ce spectacle qui ne cesse de les agresser.
A l’arrière du véhicule, mes deux coéquipiers ont préféré les bras de Morphée à ceux de Moloch. Ils échappent donc à cette vision de désolation.
J’ai l’impression qu’un géant est entré par effraction dans ce pays, le piétinant et fracassant tout sur son passage, la terre, les habitations, hommes, femmes et enfants.
Les délicates lueurs de l’aube apparaissent et se révéleront être un véritable baume pour mon âme et mes yeux. De longs nuages gris-rose étirent leurs franges sur un ciel d’un bleu encore pâle; ils seront pour moi pendant quelques instants «la beauté qui sauve le monde». Incapable de détacher mon regard et mes pensées du chaos environnant, je décide donc de nourrir mon imagination de la lumière de l’aube; cette image restera pour moi le symbole de ce Pâques en Syrie.
L’horreur et l’effroi qui s’étaient imposés à moi en traversant Homs va bientôt céder la place à des sentiments plus conformes à ce que j’attends d’une retraite pascale. Peu avant de tourner vers l’ouest en direction de Maaloula, je me rassasie de la beauté ocre des falaises proches de la frontière occidentale. Le chauffeur ne s’est pas arrêté une seule fois durant les six heures de ce voyage. Toute pause sur cette route (récemment encore menacée côté ouest par Al Nosra et côté est par Daesh) — pourtant désormais sécurisée — demeure synonyme de risque.

Le check-point à l’entrée de Maaloula sera le dernier de la trentaine de points de contrôle que nous avons dû traverser depuis Alep. Les volontaires de SOS qui nous ont précédés nous accueillent dans le foyer où nous passerons le long weekend de Pâques. Un désir, sorte de nostalgie irrépressible, me tenaille depuis quelques instants: me rendre au plus vite dans l’église du monastère catholique melkite de saint Serge pour m’y recueillir. Il y a quatre ans, les djihadistes d’Al Nosra ont assailli le monastère, pillant et brûlant tout sur leur passage; Les précieuses icônes anciennes qu’ils avaient emportées (ou brûlées?) n’ont pas été retrouvées. Elles ont été remplacées depuis par des photocopies. La porte de l’église, deux fois millénaire, elle aussi volée par les terroristes, a été retrouvée. Je m’accorde donc quelques minutes pour prier dans cette église où j’avais, en 2016, entendu pour la première fois le Notre Père en araméen.

Il est temps que nous descendions au centre du village pour y assister à la célébration du Vendredi saint à l’église saint Georges. J’apprends alors qu’il ne s’agira pas d’un chemin de Croix (célébré ici le Jeudi saint) mais des «funérailles du Christ». Un abouna (prêtre) m’explique que les célébrations liturgiques précédant le dimanche de Pâques sont bouleversées chronologiquement afin de symboliser le chaos que représente la condamnation à mort du Fils de Dieu. La résurrection du Christ rétablira l’ordre chronologique et spirituel. En ce Vendredi Saint nous assistons à un service funèbre de trois heures qui se termine par un imposant cortège au cœur du village derrière le cercueil du Christ. Le chagrin qu’expriment les Maaloulites par leurs longues et lancinantes litanies rejoint douloureusement le deuil qui les a frappés il y a quelques mois seulement. L’armée venait alors de retrouver les corps décapités de cinq martyrs maaloulites kidnappés par Al Nosra.

Lors de mon premier séjour en Syrie en 2016, les chrétiens syriens nous avaient accueillis avec une immense gratitude. Il y avait des chrétiens occidentaux qui ne les oubliaient pas! A chaque rencontre ils manifestaient leur détermination. Ils n’ont pas changé et continuent d’afficher leur refus de vivre dans la clandestinité et de célébrer leur foi dans des caves. Ils ont payé de leur vie le droit de proclamer qu’ils vivaient ici six siècles avant l’arrivée de l’Islam. Cette terre est leur terre, ils n’ont nulle envie de s’exiler. Leur refus de capituler s’exprime par un besoin quasi «exhibitionniste» de montrer leur appartenance religieuse. Depuis la libération de Maaloula, les symboles chrétiens ostentatoires foisonnent sur les murs et falaises du village, comme pour affirmer: «Vous avez voulu nous éradiquer? Nous resterons ici et n’ôterons jamais nos croix!»
Un élément unique vient renforcer cette affirmation de la foi chrétienne: l’appel du muezzin a été remplacé par l’Angélus. Chaque matin, à sept heures et demie, il est diffusé en araméen dans tout le village pour sortir doucement les Maaloulites de leur sommeil. Dans quelle ville du monde peut-on être tiré du lit par la voix des anges?
A l’infinie douleur du Vendredi saint succède la joie du samedi précédant Pâques; il n’est déjà plus question de tristesse. La rupture de chronologie incite le prêtre à célébrer la résurrection avant Pâques. Dans l’église, plus aucun signe rappelant le Calvaire et la mort. De longs rubans bleus et blancs se tendent entre les bancs de l’église et le bleu du plafond. Des feuilles de laurier voltigent autour de nos têtes et répandent dans l’église le parfum d’une vie nouvelle. Généreusement encensés et aspergés d’eau, nous quittons Saint Georges, joyeux, un cierge allumé à la main, comme les nombreux villageois autour de nous.

Levés à quatre heures du matin pour assister à la messe de Pâques, nous sommes témoins d’un rite inattendu sur le parvis de l’église. Les cloches ont à peine fini de sonner que le prêtre se présente déjà en habits sacerdotaux devant les lourdes portes en métal de Saint Georges. Serrant une épaisse bible sur son cœur et tenant un crucifix dans la main droite, il frappe violemment à la porte de l’église, enjoignant Satan désormais vaincu d’ouvrir les portes. Elles s’ouvrent et laissent les nombreux fidèles s’engouffrer, heureux de proclamer que la Vie a vaincu la mort.
La lumière d’un blanc pur des premiers rayons du soleil commence à poindre derrière le profil acéré des montagnes environnantes. Un instant d’infini!
Pour garder la tête dans les nuages, nous terminerons ce weekend en nous rendant quelques heures plus tard à Saydnaya; ce haut lieu de pèlerinage pour les chrétiens d’Orient sera le point de départ d’une ascension vers le Monastère des Chérubins, et nous permettra de rester un instant encore avec les anges avant de regagner «la vallée».
En 2016, l’accueil chaleureux et généreux des chrétiens syriens, leur courage et leur persévérance m’avaient bouleversé et incité à revenir ici. Il y a quelques jours encore, les chrétiens d’Orient étaient, dans l’indifférence générale, victimes de bombardements à Damas de la part des terroristes de la Ghouta. Rien n’a changé en deux ans.
Ce matin, en empruntant le chemin du monastère saint Serge, je suis passé devant la petite place des martyres de Maaloula. Comment ne pas penser au colonel Beltrame? Ceux qui assassinent et martyrisent ici et là sont les mêmes; ils servent celui qui, le matin de Pâques, a dû céder devant les injonctions du Ressuscité.
- Article de Denis Ducatel paru dans la rubrique «Passager clandestin» de l’Antipresse n° 123 du 08/04/2018.
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